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L’histoire de la photographie et du cinéma mozambicains est inséparable de deux épisodes majeurs de celle du pays : la guerre de Libération et la Révolution mozambicaine. La photographie et le cinéma, médiums visuels dominants du XXème siècle, sont intimement liés au processus de décolonisation et au projet révolutionnaire du Mozambique.

La photographie et le cinéma révolutionnaires mozambicains (1966-1987) sont impossibles à comprendre hors de leur contexte historique et politique : leurs formes visuelles et la chronologie historique de la décolonisation et de la révolution sont étroitement articulées ; leur langage traduit un mouvement de révolte ; leurs images projettent une nouvelle histoire, l’histoire de la libération.

L’une des questions qui se posent à l’égard de cette production visuelle concerne l’entrelacement entre la révolution politique et la révolution esthétique. Ce problème peut être réajusté au contexte historique des indépendances africaines comme une interrogation sur l’articulation entre la décolonisation politique et la décolonisation esthétique. La Révolution mozambicaine constitue un temps de libération de la parole, de l’image, des formes de représentation. Ses formes visuelles permettent de repenser la vocation de l’art de réfléchir et également de transformer le champ social.

Un extraordinaire renouvellement formel précède et succède à l’indépendance du Mozambique en 1975 ― Ricardo Rangel et Kok Nam dans la photographie, António Quadros dans la littérature, Pancho Guedes dans l’architecture et Ruy Guerra dans le cinéma ne représentent que quatre exemples de cette période de créativité profonde.


Sem Título (A Luta Continua!) [Sans titre (La lutte continue !], de Kok Nam, est une prise de vue de Maputo en 1986, l’année de la mort de Samora Machel. Nam  est l’un des photographes les plus actifs au Mozambique durant la période révolutionnaire.

À la devise A Luta Continua! (La lutte continue !) sous-tend la conception de la guerre de Libération comme un processus révolutionnaire historique qui ne finit pas avec l’indépendance. Dans la mesure où cette conception progressive, mais toujours conditionnelle relève de la volonté irréductible de changer l’état des choses et se fonde sur une logique du besoin, la formule peut être considérée comme une variation du mot d’ordre marxiste de « la révolution permanente ». Cet autre mot d’ordre, lancé par Marx et Engels, puis développé par Parvus, et Trotski, présuppose une redéfinition des rapports de l’être au temps et à l’avenir. Le mot d’ordre A Luta Continua! s’inscrit dans le principe marxiste de l’évolution historique de la lutte des classes ― et de son rapport particulier entre l’événement, l’histoire, la durée et la possibilité ―, principe qui est conjugué dans le contexte des luttes de libération avec les idées de progression spatiale, de libération du territoire et de défense d’une décolonisation générale et permanente.

L’historiographie mozambicaine a travaillé la lutte de libération à partir d’une continuité historique liant le processus de décolonisation aux épisodes historiques de résistance organisée, au présent révolutionnaire et à l’avenir de la société sans classes. Le mot d’ordre A Luta Continua! présuppose inversement une conception dialectique de l’histoire. Cette conception, proche de la perspective benjaminienne, est structurée par des arrêts temporels, des discontinuités et se situe entre l’action et la possibilité, la progression et la contingence.

La photographie de Nam se situe au cours d’une phase de désintégration du projet socialiste mozambicain et de destitution de son esthétique de Libération, exprimant la conception dialectique de l’histoire du point de vue iconographique. L’antagonisme entre cette conception et celle qui correspond au Script de Libération, dispositif épistémique historiographique mis en place au Mozambique après l’indépendance selon l’historien et écrivain João Paulo Borges Coelho, rend visible les complexités temporelles et les contradictions du propre processus révolutionnaire.

La photographie fige deux mouvements en sens inverse qui évoquent deux temporalités en confrontation. L’affiche en arrière-plan, exemple de l’esthétique graphique du FRELIMO, présente les quatre piliers historiques de la nation mozambicaine — l’intellectuel, le guérillero / le soldat, le paysan et l’ouvrier en avant-plan — et la légende « A Luta Continua ». Au premier plan, le « peuple » éprouve des difficultés pour pousser un char archaïque bien qu’inventif (notons le pneu). La présence de ce char est, elle-même, en contradiction avec la modernité proclamée par l’iconographie, l’esthétique et le message de l’affiche. La ville se devine au fond. Les mouvements du groupe de personnes au premier plan et celui, figuré, des personnages allégoriques de l’affiche sont en antagonisme — vers la gauche / vers la droite ; être poussé / pousser quelque chose ; une force à distance / une force de contact. Il s’agit d’une figuration de la trajectoire désynchronisée de deux dimensions temporelles. Le temps révolutionnaire est paradoxalement en recul vers le passé, le présent saturé se trouve en trajectoire vers l’avenir. Les deux s’acheminent vers le hors champ et la non-représentation.

Ce système de désynchronisation est accentué par le contraste entre la représentation figurative de l’affiche et la présence de ces corps résistants et en résistance au premier plan. Malgré le dynamisme de la représentation graphique et l’image photographique comme fixation de tout mouvement, le temps révolutionnaire est figé dans l’affiche, tandis que le présent remue. Cette photographie constitue une représentation « à l’arrêt » du régime temporel régissant la construction de l’histoire mozambicaine, ainsi qu’une figuration indéterminée et sceptique de l’avenir. Cette image est significative de la désagrégation du système politique et du tissu social du pays. Elle convoque les temporalités qui structurent l’historiographie du Mozambique et qui traversent le propre programme révolutionnaire de cette période. Il ne s’agit plus d’une marche vers le progrès, ni d’un pas en avant, ou de deux pas en arrière comme au temps de la NEP dans l’Union Soviétique de 1921, mais de l’effondrement du projet politique et culturel du Mozambique, et de ces deux sphères de résistance (résistance politique et résistance culturelle/esthétique) qui étaient conçues comme étroitement imbriquées.

Si les travailleurs au premier plan sont représentés comme une communauté d’intentions, sous le même signe d’effort et de tension, se vérifie une scission fondamentale entre la position de leurs corps, dans un effort collectif mais aussi individualisé, et l’union indivise représentée dans l’affiche. La photographie capte un moment de suspension et de bouleversement de l’histoire à travers le dérèglement des rapports spatiaux. Après cette période, les éléments résiduels du projet révolutionnaire mozambicain sont confinés au champ visuel et discursif.

Catarina Boieiro et Rachel Scheffer